Lorsque son patron lui propose d'emprunter sa voiture pour se promener pendant ses congés, Mr Stevens, le majordome, commence par ne pas trop y croire. Puis, envisageant la visite qu'il pourrait rendre à Miss Kenton, l'ancienne intendante du domaine, il finit par accepter la proposition de Mr Farraday. Le voyage en automobile et les étapes du voyage dans des auberges de village sont autant d'occasion pour Stevens d'évoquer les grandes heures de sa carrière au service de son patron d'antan, Lord Darlington.
Plus jeune, je confondais allègrement, sans les avoir lus encore, Les Vestiges du jour et Tous Les Matins du monde : jour, matins devaient se mêler dans mon esprit ! Maintenant que j'ai lu les deux oeuvres, je trouve que cette erreur est finalement pardonnable si l'on considère la phrase "Tous les matins du monde sont sans retour", qui donne son nom au roman de Quignard et qui me semble également caractériser l'ambiance du roman d'Ishiguro.
Regard(s) d'un homme vieillissant sur les années passées au service d'un patron qu'il admirait et qu'il appelle "sa Seigneurie", Les Vestiges du jour sont empreints de doux regrets d'un temps révolu, souvenirs marqués justement par la figure d'un patron respectable et respectueux que le majordome se plaît à saluer. Ces moments propices au souvenir sont ainsi l'occasion, pour le majordome, d'évoquer ce qui fait d'un majordome un "grand" majordome, notamment le service d'un homme qui agit pour le bien de ses contemporains et la dignité que se doit de garder le serviteur en toutes circonstances.
Cette dignité, dont il est question tout au fil du roman, est selon Stevens la qualité première que se doivent de posséder les hommes. Ainsi, le portrait de son père par Stevens est un passage primordial, car on verra avec douleur que les moments les plus intimes entre les deux hommes ont toujours été marqués par une grande maîtrise, une grande retenue dues à leur professionnalisme exacerbé. Stevens ne semble pas le regretter, mais l'ensemble du livre se construit sur son idée selon laquelle les qualités du majordome doivent influencer la vie de l'homme. Il ne se défait donc jamais d'une pudeur excessive, qu'il voit comme l'apanage idéal du majordome.
On attendra alors tout le roman la rencontre qui doit arriver avec Miss Kenton, ancienne collègue de Stevens : leur relation, annonce le majordome, est est toujours restée strictement professionnelle ; il se défend d'ailleurs de la moindre familiarité envers elle. Pourtant, les dialogues qu'il rapporte entre Miss Kenton et lui, vingt ans plus tôt, laissent à penser que Miss Kenton espérait à l'époque se lier davantage à lui. Dans leurs dialogues, on lit souvent des perches tendues, des ouvertures que Stevens ne voit pas... ou ne veut pas voir ; toute la question est là.
L'aveuglement de Stevens, dont il semble n'être pas conscient, s'avère être également la cause de la défense, bac et ongles, qu'il prend de Lord Darlington. A plusieurs reprises, Stevens évoque les tractations entreprises par son ancien patron pour faire réviser le traité de Versailles pendant l'entre-deux-guerres. Entre les lignes, on décèle alors l'intérêt croissant que porte Darligton au régime nazi : Stevens le dément absolument, mais les soupçons sont déjà bien là. L'affection profonde de Stevens pour l'Angleterre lui voile-t-elle la face sur la réalité des agissements de son patron ?
La lecture se termine donc sur un sentiment d'amertume, dû à la rigueur que s'est imposée Stevens et qui l'aura très sûrement empêché de voir ce qu'il aurait dû voir, tant sur le plan profession que sur un plan personnel et affectif.
L'ont également lu les amies Maggie76, Theoma, Karine :), Kalistina et Manu.