Dernier rejeton d'une mère qui en a déjà trop, la petite Maria est un beau jour vendue à une femme du village, veuve sans enfant. "Fill'e anima", c'est ainsi qu'on l'appelle désormais. Maria va donc grandir et se sentir aimée par Tzia Bonnaria Urrai, la couturière. Mais Tzia cache un secret : lorsqu'au village un malade est en souffrance ou en fin de vie, c'est elle qu'on sollicite pour mettre fin aux douleurs évitables. Elle est l'accabadora. Or, c'est là un talent que Tzia garde bien caché et dont personne ne parle de peur de s'attirer sa colère. Alors, quand Maria, jeune fille, découvre le lourd fardeau que porte Tzia, c'est l'incompréhension.
Il est de ces romans qui vous entraînent malgré vous dans un autre monde, un autre temps. C'est comme cela qu'Accabadora a fonctionné avec moi, comme si j'avais été envoûtée à mon tour par la puissante "magie" de Tzia.
J'ai retrouvé chez Michela Murgia la même atmosphère que chez Gabriel Garcia Marquez dans Chronique d'une mort annoncée, mais cette fois en Sicile et non en Colombie. Si, chez Gabriel Garcia Marquez, la mort à venir est inévitable mais que personne ne veut rien voir, que les rues sont marquées par la touffeur d'une chaleur lourde, qui pèse sur chacun comme une chape de plomb, chez Michela Murgia, tout le village sicilien vit au rythme cadencé par l'accabadora, qui accorde ou non le repos aux malades ou aux hommes fatigués d'avoir trop vécus. Certaines de ces décisions s'avèrent bien difficiles à prendre, notamment lorsque celui qui souffre est un tout jeune homme : "comme les yeux de la chouette, certaines pensées ne supportent pas la lumière du jour. Elles ne peuvent naître que la nuit où, exerçant la même fonction que la lune, elles meuvent des marées de sens dans un invisible ailleurs de l'âme."
Ainsi, contrairement à la majorité des villageois qui ne voient en Tzia qu'une de ces vieilles femmes vêtues de noir qui hantent les rues siciliennes, Tzia se révèle dans toute son humanité, et l'auteur nous la dépeint jeune et amoureuse dans un portrait qui nous rappelle bien sûr celui de Maria. Mais la guerre va bientôt sonner le glas de l'innocence de Tzia : "A vingt ans, Bonaria avait assez vécu pour savoir que le "héros" constitue le masculin singulier du mot "veuves", et pourtant elle aimait s'imaginer mariée quand, allongée sur l'herbe, sous les pins, elle serrait sur sa poitrine la tête bouclée de Raffaele Zincu." Jamais son amant ne reviendra du front, sans que Tzia ne sache s'il est mort ou s'il a déserté. C'est peut-être là la raison de son "assèchement", elle qui a tant aimé et qui se retrouve trop tôt toute seule.
L'arrivée dans sa vie de la petite Maria se fait sans fanfare, mais plutôt comme si telle avait toujours été sa place. La première fois que Tzia voit Maria est à la fois touchante et dure, car Maria accompagne sa mère et ses soeurs au magasin d'alimentation et personne ne fait attention à elle : "La vieille couturière fut la seule à remarquer qu'une poignée de cerises noires d'Aritzo quittait le panier pour les replis de la petite robe de Maria, pour le secret d'une poche blanche. Ni honte ni conscience ne se peignit sur ce visage enfantin, à croire que l'absence de jugement était le juste contre-poids de son invisibilité déclarée. Comme les êtres, les fautes n'existent qu'à l'instant où d'autres s'en aperçoivent." Tzia comprend alors que Maria, que sa mère voudrait n'avoir jamais eue, mérite mieux que ce triste sort et lui offre une nouvelle naissance, une nouvelle vie auprès d'elle, qui vaudra bien plus que "l'avortement rétroactif" par lequel sa mère s'en débarrasse.
Je dois avouer que les parties consacrées à Maria, et notamment celle sur le continent, m'ont moins passionnée que celles sur Tzia, qui m'ont aussi rappelé les portraits de femme dessinés par Goliarda Sapienza dans L'Art de la joie. Mais l'accabadora risque d'être longtemps gravée dans mon esprit.
Une première lecture en lice pour le Prix du Meilleur Roman Points !
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